Il y a quinze ans, la BD entrait au Louvre…

Grande Galerie

Le 10 juin 2021

En 2005, les éditions du Louvre, associées à Futuropolis, lançaient une collection de bandes dessinées, aujourd’hui riche de vingt ouvrages. Les auteurs, belges, français, hongkongais, japonais et taïwanais, se sont librement inspirés du musée – de ses collections, de ses espaces publics ou privés – pour le réinventer au gré de leurs univers graphiques.

Si les liens entre le Louvre et la bande dessinée paraissent encore incongrus à quelques-uns, les arguments en faveur de leur rencontre ne manquent pourtant pas. Ils sont historiques puisque, avec la fondation du Muséum central des arts en 1793, le palais, doté d’une mission de formation, s’était largement ouvert aux artistes – les seuls autorisés à entrer durant la semaine – qui venaient dessiner, copier, s’inspirer des œuvres. Le Louvre abrite l’une des plus importantes collections d’arts graphiques au monde et le « neuvième art » incarne tout un pan du dessin contemporain : instaurer ce dialogue relevait bien de l’évidence.

Sous de bons auspices

En 2003, Fabrice Douar, responsable éditorial au service des éditions du musée, décide de conjuguer deux passions, le Louvre et la bande dessinée, en créant cette collection. L’idée accompagne le mouvement d’ouverture du Louvre à l’art contemporain : Henri Loyrette, alors président, l’accueille favorablement. Il s’agit de trouver un premier auteur : Fabrice Douar rêve de travailler avec Nicolas de Crécy, qui se déclare d’emblée enthousiaste. Et il sera tout aussi aisé de convaincre un coéditeur, Futuropolis, maison mythique pour les connaisseurs. L’aventure peut commencer.

Nicolas de Crécy imagine le Louvre dans un futur lointain et glaciaire : le musée, immense iceberg émergeant d’un désert gelé, est découvert par des archéologues ébahis par les collections qui, miraculeusement intactes, déclenchent les interprétations les plus fantasques au sujet de notre civilisation disparue… C’est aussi l’occasion pour l’auteur de redessiner en couleur directe et à l’aquarelle certains chefs-d’œuvre. Brio technique, maîtrise de la narration et humour implacable : Période glaciaire rencontre un franc succès en librairie, remporte plusieurs prix. Sébastien Gnaedig, directeur éditorial de Futuropolis, se souvient : « La parution du premier livre,de la collection a été un choc à plus d’un titre. L’extrême originalité du sujet proposé par Nicolas de Crécy a fixé un cap : la collection serait un espace de liberté où tout serait permis – bien entendu en tenant compte de la demande de départ, s’emparer du Louvre… Puis, ce fut un choc médiatique : “La BD entre au musée !” »

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Nicolas de Crécy, Planche extraite de l’album "Période glaciaire", Musée du Louvre, Futuropolis, 2005.

Une passerelle entre le musée et la BD

Sébastien Gnaedig rappelle ce qui a motivé son engagement : « J’y ai vu la possibilité de créer une passerelle avec l’univers des musées, et quelle passerelle ! » Il prend la mesure de l’enjeu : « À l’époque, la bande dessinée  n’avait pas encore acquis ses lettres de noblesse et restait pour certains un art mineur destiné à un public enfantin. Qu’il y ait une reconnaissance de ce qu’elle pouvait apporter au musée, c’était très novateur. »

Pour Fabrice Douar, les effets de cette « passerelle » sont doubles. Le musée, immergé dans l’univers de la bande dessinée, se défait de certains préjugés en se révélant vivant, ouvert, voire ludique. En se confrontant au Louvre et aux « beaux-arts », la bande dessinée s’affirme quant à elle pleinement dans le champ des arts graphiques. Il s’y trouve même des dessinateurs « à la Ingres », ajoute-t-il, « une part du dessin académique ayant trouvé refuge dans la BD plutôt que dans l’art contemporain ».

Les deux éditeurs vont évidemment s’attacher à la qualité graphique de leur collection, mais ils mettent aussi en place un protocole privilégié pour leurs auteurs.

« Qu’il y ait une reconnaissance de ce que la BD pouvait apporter au musée, c’était très novateur. »

Sébastien Gnaedig

Les règles du jeu : carte blanche

« L ’auteur a carte blanche sur tout, déclare Fabrice Douar. Le scénario, le format, le nombre de pages, la couleur ou le noir et blanc... On lui demande seulement de choisir un artiste, une œuvre, une collection, n’importe quel lieu du musée ou encore son public… »

À toute règle, il y a une exception. En 2019, Stéphane Levallois est sollicité pour réaliser un album à l’occasion de l’exposition « Léonard de Vinci ». Pour le dessinateur aguerri, cette invitation représente un défi troublant car, adolescent, c’est en copiant le maître de la Renaissance qu’il a appris à dessiner. Il va s’attacher à reproduire peintures et dessins en épousant la technique particulière de Léonard, allant jusqu’à travailler de la main gauche alors qu’il est droitier. Il demandera à observer de près les feuilles de Vinci conservées au Cabinet des dessins. Nous y avons tous accès, mais pour un quart d’heure et une seule fois dans notre vie ! Quand on découvre les prodigieuses planches de Levallois, on se dit qu’il méritait qu’on fasse pour lui une exception…

Tout au long de la période de création, chaque auteur bénéficie d’un accès illimité aux salles. Certains ont des demandes particulières, en fonction des besoins de leur scénario. L’un désire aller sur les toits, l’autre visiter les réserves. Pour Les Sous-sols du Révolu, si l’on décrypte l’anagramme, on devine le lieu de prédilection de Marc-Antoine Mathieu… Florent Chavouet, Étienne Davodeau et David Prudhomme ont quant à eux voulu recueillir des témoignages des agents de surveillance.

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Stéphane Levallois, Planche extraite de l’album "Léonard 2 Vinci", Musée du Louvre, Futuropolis, 2019.

La fusion de deux univers

De manière unanime, ce que préfèrent les deux coéditeurs, c’est la manière toujours surprenante dont un auteur appréhende le musée. Divers possibles s’offrent à son imaginaire : représenter le Louvre dans sa réalité objective, tel qu’il existe pour les visiteurs aux heures d’ouverture, ou fantasmer ces lieux s’animant d’une autre vie lorsque les salles sont fermées, en pleine nuit, et qu’il laisse place à des créatures fantastiques, à des événements incongrus… Ou bien encore un subtil mélange des deux options. Pour Sébastien Gnaedig, « au fur et à mesure des livres, la richesse de la proposition s’est révélée : elle est en fait inépuisable ! ».

Nicolas de Crécy confie : « Mon sentiment est que le Louvre est comme un continent, un pays immense, une terra incognita dont on connaît seulement quelques clichés et dont on sait qu’il faudra des années pour en apprécier les nuances. Ensuite, après l’avoir (en partie) parcouru, toute la lumière qu’il a pu apporter à ma culture artistique s’associait au grand plaisir de pouvoir découvrir les œuvres moins connues. Elles peuvent être tout autant évocatrices pour moi que les chefs-d’œuvre. »

« Mon sentiment est que le Louvre est comme un continent, un pays immense, une terra incognita dont on connaît seulement quelques clichés et dont on sait qu’il faudra des années pour en apprécier les nuances. »

Nicolas de Crécy

Pour Marc-Antoine Mathieu, « le Louvre offrait la possibilité de travailler sur l’idée d’infini ». « Ce musée, immense, est un monde en soi, qui contient des tableaux qui sont eux mêmes des extraits de mondes. Cette immensité m’a entraîné dans une rêverie où le Louvre – le musée par excellence – constitue un “petit infini”... » Son héros, Eudes le Volumeur (autre anagramme), entreprend d’inventorier les lieux et, au fil de son exploration, découvre un espace toujours plus vaste que le précédent. Folle entreprise en effet infinie, métaphore baroque de l’incommensurable savoir que renferment le Louvre et ses collections…

Le musée a bénéficié du regard de grands mangakas : Hirohiko Araki et Jirô Taniguchi en ont fait le décor et l’inspiration même de leurs intrigues. Et c’est encore un autre Louvre que l’on arpente dans le graphisme épuré du Hongkongais Li Chi Tak...

Dans l’album à paraître cette année, Charles Berberian a quant à lui choisi de revisiter l’épopée de Gilgamesh : le département des Antiquités orientales conserve nombre d’œuvres en lien avec la légende du héros mésopotamien. Pour Berberian, « toutes ces œuvres sont d’abord des messages transmis, des livres ouverts, des couloirs temporels qui [lui] permettent de communiquer directement avec l’auteur », au point que « le temps, les lieux qui sont autour n’existent plus »…

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Charles Berberian, Planche extraite de l’album " Les Amants de Shamhat. La véritable histoire de Gilgamesh " , Musée du Louvre, Futuropolis, 2021.

La diversité et la richesse des propositions des auteurs illustrent celles des collections : « C’est un effet de miroir, dit Fabrice Douar. Passer d’un album à l’autre, c’est déambuler dans les divers départements du musée à la rencontre d’univers différents. 

Depuis 2009, cette collection a également permis plusieurs expositions avec « L e Petit Dessein », les travaux des auteurs montrés dans la salle de la Maquette, puis en 2013 des œuvres originales d’Enki Bilal dans la salle des Sept-Cheminées. En 2018, la Petite Galerie accueillait « L ’Archéologie en bulles » (lire Grande Galerie n° 45). Le président-directeur Jean-Luc Martinez, commissaire de l’exposition avec Fabrice Douar, pointait alors un enjeu fort de cette rencontre entre deux mondes : « Notre époque a imposé la narration comme fil conducteur de l’expérience muséale. Or, le cinéma et la bande dessinée vous intègrent à la narration, vous êtes le héros de l’aventure. Tel est le défi que le musée doit maintenant relever. 

Par Céline Delavaux


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