L'exposition racontera ainsi l'histoire d'une fascination véritablement européenne, en présentant par ailleurs pour la première fois, les derniers vestiges tout juste restaurés d'une réplique de la Galerie Farnèse, voulue par Louis XIV au palais des Tuileries, aujourd'hui disparu. Un ensemble exceptionnel de très grands cartons, dessinés par les premiers pensionnaires de l'Académie de France à Rome, qui fait preuve, à travers le gigantisme de cette entreprise de copie, de l'admiration sans limite dont était auréolée la Galerie Farnèse. Mais derrière le voile, l'écran de célébrité que ce chef-d'œuvre pose sur la connaissance des artistes qui l'ont créé – les Carrache entendus comme groupe –, l'exposition aura à cœur de permettre au public de mieux toucher du doigt la personnalité attachante de son maître d'œuvre principal : Annibale.
Pour ce faire, la scénographie de l'exposition recréera de façon immersive, en plus de la voûte de la Galerie, un deuxième plafond : celui du Camerino, la petite pièce confiée comme un galop d'essai à Annibale. À la suite des dessins pour la Galerie, ceux pour le Camerino, confrontés à d'autres feuilles d'Annibale exécutées avant son départ pour Rome, souligneront l'effort de renouveau stylistique et intellectuel tenu jusqu'à l'épuisement par un artiste âgé de trente-quatre ans, présent pour la première fois dans la ville éternelle. La Galerie Farnèse constitue à n'en pas douter le chef-d'œuvre d'Annibale, son dernier grand œuvre, un modèle pour la postérité et une occasion permanente d'émerveillement pour tous ceux qui en admirent les fresques et les dessins. Elle signe à la fois un accomplissement sans pareil et incarne une tragédie : celle d'un artiste jeune encore, conduit à l'épuisement, qui ne peindra plus après elle et s'éteindra à son achèvement.
PROLOGUE
UNE RÉPLIQUE POUR LE ROI DE FRANCE
1667
Soixante ans après son achèvement, la Galerie Farnèse fascine les collectionneurs de l'Europe entière qui rivalisent pour en posséder une parcelle : dessins préparatoires ou copies, à défaut des fresques originales.
Le roi de France, Louis XIV (1643-1715), mobilise des moyens considérables pour faire de la Galerie des Ambassadeurs, la salle du trône de son palais des Tuileries à Paris, une réplique de la Galerie Farnèse.
Participent à ce projet les tout premiers artistes pensionnaires de l'Académie de France à Rome, dont la mission essentielle
est de fournir au roi les copies des œuvres qu'il désire mais qui ne se trouvent pas en vente.
François Bonnemer (1638-1689), Jean-Baptiste Corneille (1649-1695), Pierre Mosnier (1641-1703), Bénigne Sarrazin (1635-1685) et Louis René Vouet (1637-1675) vont ainsi dessiner des relevés exacts des fresques qui seront envoyés à Paris et qui constituent, depuis l'incendie du palais des Tuileries en 1871, les derniers vestiges d'une copie hors norme de la Galerie des Carrache.
LA GALERIE FARNÈSE À TRAVERS SES DESSINS PRÉPARATOIRES
1609
La Galerie Farnèse est achevée, ceux qui la découvrent admirent la méthode d'Annibale, qui se fonde sur l'observation du réel par le dessin et par-là renoue avec les exemples de Raphaël (1483-1520) et de Michel-Ange (1475-1564).
Située au premier étage du palais, côté jardin, la Galerie occupe un volume d'environ vingt mètres sur six, voûté en berceau.
Son usage précis nous échappe mais sa forme allongée et son décor compartimenté appellent une promenade cultivée au cours de laquelle reconnaître les œuvres antiques et modernes citées par les fresques est un jeu pour le visiteur de l'époque. Un spectaculaire trompe-l'œil combine différentes illusions : architecture, sculptures, tableaux, que semble commenter aux visiteurs, avec ses expressions espiègles, tout un petit peuple de satyres, d'enfants et de jeunes hommes nus accroupis, les ignudi.
Dans cette galerie, la représentation des corps emprunte aux statues et la représentation des statues aux corps. L'art, par son illusion, met ainsi en garde contre les dangers de la chair et représente avec humour la faiblesse des dieux amoureux.
LE BÉNÉFICE DE ROME : LA QUESTION DES MODÈLES
1597
Annibale a trente-sept ans, il entame la décoration de la Galerie Farnèse.
Depuis son départ de Bologne, trois années plus tôt, il a déjà produit pour son commanditaire plusieurs œuvres et un premier décor au palais Farnèse : le Camerino. Il n'a cessé surtout d'aller à la découverte de la ville de Rome et d'en étudier les sculptures antiques et les peintures de la Renaissance.
Sur la dizaine d'années que durera le chantier de la Galerie Farnèse, entre le décor de la voûte, dévoilé en 1601, et celui des murs, achevé autour de 1609, l'organisation des Carrache évolue. Agostino, qui était venu épauler son frère pour la Galerie, le quitte en 1600 et d'anciens élèves, recrutés au sein de l'académie des Carrache à Bologne, lui succèdent. Un style nouveau, plus efficace, s'observe chez Annibale qui allège son trait, simplifie ses formes, idéalise visages et corps, du fait principalement de son étude passionnée des antiques et des fresques de Raphaël (1483-1520).
LE CAMERINO À TRAVERS SES DESSINS PRÉPARATOIRES
1594
Annibale est à Rome pour la première fois. Son commanditaire, un cardinal d'à peine vingt ans, Odoardo Farnèse (1573- 1626), lui confie en guise de galop d'essai la décoration d'une petite pièce du vaste Palais Farnèse : le Camerino, destiné au repos et à l'étude.
Pour Annibale, Rome est un choc tout à la fois esthétique et intellectuel.
Au palais Farnèse, qui conserve une des plus belles collections d'antiques et l'une des plus riches bibliothèques d'Europe, il a l'opportunité d'échanger avec certains des plus grands érudits de l'époque. Parmi eux, Fulvio Orsini (1529-1600), éminent spécialiste de l'Antiquité, bibliothécaire, conservateur des œuvres d'art et mentor d'Odoardo Farnèse. Au gré de leurs échanges, Annibale va accroître sa culture archéologique et faire de la voûte du Camerino un véritable speculum principis ou « miroir des vertus » du prince idéal. C'est-à-dire qu'il va y représenter un ensemble de héros et de récits exemplaires à même d'engager le jeune Odoardo sur le chemin du Bien.
LA VIE DU CHANTIER, LE TÉMOIGNAGE DE PRATIQUES COLLECTIVES
1594-1609
Annibale passe quinze années à Rome au service d'Odoardo Farnèse. Son labeur est intense. Il crée grands décors, peintures d'autel et de chevalet, modèles d'orfèvrerie... Pour répondre à ces commandes, un atelier s'organise. Y œuvreront : Agostino, Innocenzo Tacconi (1575-1625), Francesco Albani (1578-1660), Guido Reni (1575-1642), Domenichino (1581-1641), Sisto Badalocchio (1585-1647), Antonio Carracci (1583-1618) et Giovanni Lanfranco (1582-1647). Chacun de ces artistes – dont certains compteront parmi les peintres les plus sollicités de Rome à la mort d'Annibale – contribue à un style de groupe, gage d'homogénéité de la Galerie.
S'il est parfois difficile d'attribuer avec certitude un dessin à un membre du groupe en particulier, il est aisé de définir l'identité du collectif qu'ils forment à travers leurs dessins, tant on y trouve le témoignage de méthodes partagées, de délassements
communs et la preuve d'un certain humour, volontiers potache, voire même transgressif.
Le Paysage
S'il n'est pas toujours aisé de faire la distinction entre Annibale, Agostino et les autres artistes œuvrant sur le chantier de la Galerie Farnèse, du fait de ce style de groupe, de cette homogénéité d'approche qu'ils
ont eu à cœur d'assurer, il est relativement aisé de définir ce qui les singularise en tant que collectif. Le premier trait qui les caractérise ressort ainsi de leur mode de vie, de leur sociabilité, de cet esprit de
communauté qu'Annibale a tout particulièrement cultivé. Pour ces jeunes gens nouvellement installés à Rome, loin de leurs familles, les excursions autour de la ville et le dessin sur le motif constituent l'un des
premiers loisirs. Ce faisant, les Carrache vont grandement renouveler l'art du paysage, tel que leurs fresques du palais Farnèse le donnent
parfaitement à voir.
L'Humour
Pour définir ce qui singularise les Carrache en tant que collectif, un second trait est à trouver dans le climat d'intimité bienveillante qui règne autour d'Annibale ainsi que dans l'esprit de plaisanterie juvénile, de dérision légère ou d'humour franchement potache que partagent les deux frères. Leurs dessins en rendent compte aujourd'hui encore, même si la majeure partie de ces amusements de papier, de ces feuilles considérées comme moins nobles, n'a pas été conservée. L'habitude que les Carrache ont eue de tout dessiner à tout instant leur a permis d'explorer des voies nouvelles et des registres extrêmement variés, de la grimace à la caricature, en passant par la physiognomonie (ressemblance homme-animal) et le scatologique, sans oublier la production d'images d'un érotisme débridé.
ÉPILOGUE :
SINGULARITÉ D'ANNIBALE CARRACCI
Quatre dessins pour résumer un parcours. Deux autoportraits d'abord, si ressemblants, Annibale, Agostino, bien avant le départ pour Rome. À cette époque, quand on demande aux deux frères et à leur cousin Ludovico œuvrant ensemble à Bologne, qui est l'auteur de tel ou tel décor, ils répondent : « Ce sont les Carrache tous ensemble. » Deux autoportraits, symboliques cette fois, pour clôturer l'exposition. Une figure seule, mélancolique, Annibale à la fin du chantier, perdu dans l'espace d'une galerie.
Entre ces deux moments, le chantier de la Galerie Farnèse, l'éclatement de la signature collective, l'évidence du rôle prépondérant d'Annibale, la brouille entre les deux frères qui en résulte, le départ d'Agostino et son décès, sans qu'ils ne se soient revus.
La Galerie Farnèse épuise Annibale, physiquement, intellectuellement, moralement aussi. Elle lui ôte l'envie de peindre et le fait sombrer dans un abattement qui entraînera sa mort. Des dessins antérieurs à la Galerie rendent compte, par leur différence, de la révolution stylistique accomplie à Rome par Annibale et de l'épuisement engendré.
Ils témoignent surtout de la sensibilité à fleur de peau d'un artiste capable de voir et de représenter ceux qui sont alors négligés, les enfants, voire méprisés, un jeune homme au corps bossu et souffrant.