« C’est à ce prix-là que vous mangez du sucre »

Vie des collections#PatrimoinesDechaines

Le 9 mai 2022

À l'occasion de la 17e journée nationale des mémoires de l’esclavage, des traites et leurs abolitions, le Louvre invite ses visiteurs à s’interroger sur la manière dont ses collections témoignent de l'esclavagisme, notamment à travers le commerce de produits exotiques.

Le commerce de l’« or blanc »

Si aujourd’hui on parle d’« or noir » pour désigner le commerce du pétrole, c’est bien le commerce de l’ « or blanc » qui contribue à la prospérité de la France sous Louis XIV puis sous Louis XV. Longtemps considéré comme un produit de luxe, le sucre fut d’abord produit en Asie et importé en petite quantités - et à prix d’or ! - en Occident. Bientôt, les puissances européennes cherchèrent à contrôler la production de cette denrée rare dans les territoires qu’elles colonisèrent aux Amériques et dans l’océan Indien. La France développa notamment une véritable industrie sucrière aux Antilles.

Dès le 17e siècle, la production du sucre repose sur le travail esclavagiste dans de grandes exploitations au Brésil, aux Antilles puis dans les îles de l’océan Indien. La recherche de rentabilité, par la massification de la culture de la canne, demande une main-d’œuvre toujours plus considérable. Les puissances coloniales européennes vont la chercher en Afrique. C'est le commerce triangulaire qui, en trois siècle, déporte des millions d'Africains mis en esclavages dans les plantations de canne à sucre, mais aussi de café, de tabac, d'indigo et de coton.

« Je ne sais pas si le café et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, mais je sais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. On a dépeuplé l’Amérique afin d’avoir une terre pour les planter : on dépeuple l’Afrique afin d’avoir une nation pour les cultiver. »

Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap de Bonne Espérance etc, Amsterdam, 1773, p. 201 (postscriptum à la lettre XII, Des Noirs).

Deux sucriers en forme d’esclaves

Tout au long du 18e siècle, le goût pour le sucres et les sucreries ne cesse de progresser. En parallèle du commerce des marchandises exotiques, on voit apparaître sur les tables européennes de nouveaux ustensiles : services à café, services à chocolat, et sucriers.

Les Deux sucriers en forme d’esclaves, actuellement présentés dans l’exposition « Venus d’ailleurs. Matériaux et objets voyageurs », illustrent le rapport qu’entretenait la société française de l'époque avec, ces produits à mesure que la production s’intensifie aux Antilles. Ces ustensiles précieux en argent représentent deux personnes réduites en esclavage dans les champs, portant de lourdes bottes de cannes à sucre, dont les tiges sont perforées afin de saupoudrer les aliments. La partie supérieure des bottes, amovible, sert de couvercle.

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Paire de sucriers à poudre en forme d'esclaves chargés de cannes à sucre

La réalité brutale de l’esclavage paraît bien loin de la frivolité des tables dites « rocailles » du 18e siècle, qui ne semblent voir que de l’exotisme dans ce type de motif. Ce dernier s’inscrit dans une longue tradition des arts de la table : depuis le 16e siècle, il est fréquent de faire prendre aux contenants précieux la forme de personnages portant des fardeaux. On en trouve un autre exemple au sein de l’exposition, avec la statuette du colporteur en ivoire.

On ne connaît pas le nom de l’orfèvre, mais on sait que ces deux sucriers ont appartenu à Louis Henri de Bourbon-Condé (1692-1740), qui avait des parts dans la Compagnie des Indes. C’est aussi au cours de son bref ministère, en mars 1724, que fut renouvelé et étendu à la Louisiane le « Code noir », édicté sous Louis XIV, qui régissait les sociétés esclavagistes des colonies.

La barbarie au service du luxe

L’allusion qui est faite à travers cet objet de luxe témoigne du faible degré de conscience de l’opinion européenne pour la question de la traite atlantique, en dépit des vifs débats suscités alors par les penseurs des Lumières.

En 1773, l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre (1737 – 1814) écrivait : « Je suis fâché que des philosophes qui combattent les abus avec tant de courage, n’aient guère parlé de l’esclavage des Noirs que pour en plaisanter […] le sucre, le café, le chocolat de leur déjeuner, le rouge dont elles [les dames] relèvent leur blancheur, la main des malheureux Noirs a préparé tout cela pour elles. Femmes sensibles, vous pleurez aux tragédies, et ce qui sert à vos plaisirs est mouillé de pleurs et teint du sang des hommes. »

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Nécessaire pour boire le café, le thé et le chocolat offert par Louis XV à Marie Leczinska

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